by V Rolle · Cited by 7 — Abandonner le terrain des bikers. Rapports de séduction, distance de classe et acculturation académique. Giving up the fieldwork on bikers.
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SociologieS La recherche en actes Abandonner le terrain des bikers Rapports de séduction, distance de classe et acculturation académique Giving up the fieldwork on bikers. Gender relations, social distance and academic acculturation Valérie Rolle Electronic version URL: http://sociologies.revues.org/6094 ISSN: 1992-2655 Publisher Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) Brought to you by Bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne Electronic reference Valérie Rolle, « Abandonner le terrain des bikers », SociologieS [Online], Research experiments, Penser les ratés de terrain, Online since 23 May 2017, connection on 01 July 2017. URL : http:// sociologies.revues.org/6094 This text was automatically generated on 1 July 2017. Les contenus de la revue SociologieS sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d™Utilisation Commerciale – Pas de Modi cation 3.0 France.
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Abandonner le terrain des bikers Rapports de séduction, distance de classe et acculturation a cadémique Giving up the fieldwork on bikers. Gender relations , social distance and academic acculturation Valérie Rolle Je tiens à remercier ma mère, Magdalena Rosende, Pi erre-Emmanuel Sorignet et Stéphane Le Lay pour leur relecture et pour nos échanges, ainsi que la personne qui m™a anonymement évaluée pour ses critiques. 1 Le journal de terrain n™est pas qu™un « journal d™e nquête » aux usages méthodologiques codifiés pour rendre compte de la relation entre en quêteur et enquêtés. C™est aussi un « journal intime » censuré lorsqu™il fait état d™hu meurs trop fortes et un « journal de recherche » constitué de pistes de réflexions flott antes (Weber, 1991). Depuis la publication controversée du journal de Jeanne Favre t-Saada en 1977, la manière dont le terrain affecte le chercheur a trouvé un écho dans l™analyse des difficultés émotionnelles induites par des terrains dont on peut être radical ement distant et où « on n™aime [parfois] pas ses enquêtés » (Avanza, 2008). Concen trés sur la relation d™enquête et ses asymétries, les articles méthodologiques font cepen dant l™impasse sur les tribulationsqui ont marqué les orientations de recherche, souvent j ugées trop « naïves » pour édifier la figure de « l™ethnographe-savant » (Weber, 1991) 1 . Les abandons volontaires de terrain ou de pistes de recherche sont ainsi rarement analysés , alors même qu™ils comportent un intérêt heuristique dans le travail d™objectivation des conditions de production des résultats de recherche et de délimitation de leur p ortée épistémologique. 2 En effet, le retrait délibéré d™une participation à l™enquête, depuis longtemps documenté (Mauger, 1991), n™est pas uniquement le fait des en quêtés. L™existence d™une asymétrie trop importante qui s™établit en faveur ou en défav eur du chercheur peut également mener à un abandon du terrain, même si une telle si tuation reste rare. Le plus souvent, elle crée des difficultés dans la gestion de la rel ation d™enquête, comme la peur de ne pas être adéquat face au dénuement de l™autre (Memmi & Ar duin, 1999) ou le sentiment de ne pas être à sa place dans un univers socialement dom inant (Pinçon & Pinçon Charlot, Abandonner le terrain des bikers SociologieS , La recherche en actes 1
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1991). Dans certains cas, cette distance de classe pousse toutefois à quitter le terrain. À cet égard, Stéphane Le Lay montre bien comment le c hoix d™une observation participante incognito auprès des éboueurs l™a privé des ressour ces du groupe pour affronter la pénibilité comme le stigmate associés à ce travail (Le Lay, 2014).Cette posture contribue à creuser un écart social perçu par ses collègues, ma joritairement issus de milieux populaires, sans jamais pouvoir être nommé. Atteint physiquement et psychiquement dans sa santé, il se retire définitivement du terra in. Sa situation de post-doctorant précaire semble avoir favorisé son engagement ethno graphique dans un métier susceptible de lui assurer des revenus. Elle a auss i pu exacerber sa sensibilité à l™indignité attribuée à cette condition sociale. 3 Dans mon cas, des rapports de séduction sexualisant la relation d™enquête ont conditionné l™accès aux bikers ; des acteurs dont le rôle a été central dans les é volutions récentes du monde du tatouage, sur lequel a porté m a thèse (voir encadré). Je me suis toutefoisrefusée,mêmesij™enaijoué,àcettesexualisati onquiopèresouventcommeun « script caché » mais ordinaire des rapports sociau x Œ et davantage évoqué que véritablement analysé dans la littérature méthodolo gique, hormis dans les enquêtes sur la sexualité (Clair, 2016). Si cela révèle les limi tes dans lesquelles j™ai accédé à ce terrain, la décision de l™abandonner s™explique surtout par une dénégation de l™articulation des rapports sociaux de sexe avec ceux de classe (premi er point del™article). Cette forme de déni manifeste un jugement de classe lié à ma propr e situation d™ascension sociale, d™une part, et à ma formation intellectuelle, d™autre par t. Ce processus d™ajustement lié à mon intégration professionnelle va en effet marquer mes manières de percevoir le terrain comme d™orienter mes réflexions et mes analyses, ju squ™à provoquer une cécité sur le rôle joué par les origines sociales au sein du milieu in vestigué (deuxième point). Le doctorat ne constitue dès lors pas qu™une mise à l™épreuve s cientifique, mais aussi une « conversion » (Suaud, 1975) révélatrice des rappor ts de force qui structurent l™espace académique et s™avèrent, eux aussi, bien souvent dé niés (Cardi, Naudier & Pruvost, 2005). Le retour du refoulé peut alors exposer à des relat ions de subordination à la source d™un sentiment « d™incompétence » ou de « raté » (point conclusif). 4 Cet article propose, en ce sens, une analyse réflex ive des mécanismes ayant participé, au moment de mon entrée sur le terrain tout à la fois ethnographique et scientifique, à la dénégation d™un aspect particulier et pourtant cent ral de mon objet d™enquête : son ancrage social encore populaire. Abandonner le terrain des bikers SociologieS , La recherche en actes 2
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Bikers et tatouage Les bikers ont marqué l™histoire occidentale récente du tatou age. Emergeant dès la fin des années 1940, les membres de ces Motorcycle Club (MC) investissent dès le départ la pratique pour sa capacité à incarner quelques-unes des valeurs ca rdinales de ces fraternités exclusivement masculines comme la virilité, la liberté et la rébe llion. Concentrés dans les pays occidentaux, ils se caractérisent par une forte fermeture du groupe sur lui-même et une forte cohésion interne. Faire partie du club exige une soumission totale à ses règles, la loyauté et la solidarité de chaque membre envers ses pairs ainsi que la partici pation pleine et entière aux activités du groupe. Ces dernières se structurent autour de la m oto et, parfois, d™occupations criminelles pour les « 1% », ces motards « hors la loi » dissid ents de la fédération internationale du motocyclisme (Wolf, 1995). Les bikers ont constitué des acteurs majeurs de la structurat ion du monde du tatouage. Parmi les premiers éditeurs de magazines spécialisés, ils ont longtemps été les organisateurs presque exclusifs des conventions de tatouage, ces rendez-v ous annuels ou bisannuels qui réunissent les enthousiastes de la marque. Avec le mouvement de ré habilitation sociale de la pratique, ils sont cependant concurrencés par d™autres acteurs, comme des entreprises actives dans l™événementiel et des éditeurs de magazines de lois ir. Mais ce sont des diplômés d™école d™art ayant rejoint cet univers qui vont contribuer, dès les années 1980, à impulser des transformations concourant à la valorisation et à l a recomposition sociale de la pratique (Caplan, 2000 ;DeMello, 2000). Sa redéfinition symb olique et historique s™accompagne d™un renouvellement iconographique et d™améliorations sa nitaires et techniques,dont la circulation est assurée par de nouveaux espaces d™échanges. Aut refois signe de déviance, le tatouage se mue en une forme plus acceptabled™expression indivi duelle de soi. Dans un élan de popularisation, il devient plus mainstream et se féminise dès les années 1990. Alors même que les bikers , entre autres groupes issus des classes populaires , demeurent de fervents adeptes du tatouage, les médias tendent à ne dépeindre que des individus de « classe moyenne » arborant des « tatouages artistiques » (D eMello, 1995). Redoublant le discours des tatoueurs, selon lesquels « du boucher au banquier » tout le monde serait aujourd™hui tatoué, les chercheurs contribuent à anoblir la pratique en établissant, à leur tour, une liste des professions prestigieuses (médecins, avocats, profe sseurs d™université et même prêtres !) où la marque serait désormais d™usage (voir l™épilogue de Sanders & Vail, 2008). Or, dans les catégories supérieures et intellectuelles, cette mo dification corporelle demeure fortement répudiée car elle renvoie à un ethos hédonique et v iril qui s™oppose à des valeurs ascétiques et supposément égalitaristes (Rolle, 2016). Une auto-exclusion du terrain des bikers : derrière les jeux d™assignation sexuée, une distance de classe 5 Fin janvier 2004, je mène une observation dans une convention mise sur pied par les Hells Angels. En début de soirée, la foule juvénile et fa miliale de la journée se clairseme. Le public se resserre autour des réseaux d™interconnai ssance des organisateurs, reconnaissables à leur gilet de cuir aux « couleurs » du club. Au cours de l™usuel concert rock qui anime la soirée, je me fais repérer par un membre esseulé des Hurricanes MC. Après une brève œillade, il entreprend un déplaceme nt latéral jusqu™à ma hauteur et engage la conversation. Je passe dès lors la soirée à discuter moto et tatouage avec Tobias 2 . Je profite du rapport de séduction qui s™engage e t de mon statut de doctorante pour poser mille et une questions sur le milieu biker . La plupart resteront sans réponse, en Abandonner le terrain des bikers SociologieS , La recherche en actes 3
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particulier celles qui concernent les modalités d™a dhésion au club, les activités qui le structurent ou l™éventualité de s™en désaffilier. 6 Cet événement sera l™occasion pour moi d™observer d es formes de « ritualisation » (Goffman, 1977) de la virilité. Ainsi du comporteme nt de ce Hells Angels qui repousse sans ménagement sa compagne, une jolie femme blonde aux cheveux longs et au décolleté généreux, alors qu™elle tend les lèvres pour obteni r un baiser après qu™il eut notoirement peloté ses fesses. Sans demander son reste, elle s™ éloigne et laisse son compagnon à son cercle de copains. Les « sexy show » témoignent particulièrement bien de ces pratique s de consommation phallocentrique du corps des femmes. C hez les bikers , il est rare qu™une fête s™organise sans être couronnée par la performa nce de stripteaseuses professionnelles. Cette fois-ci, la scène accueille les archétypes de la brune et de la blonde aux corps dorés et à la poitrine augmentée. Leurs o ndulations suggestives simulent des rapports sexuels. Elles se frottent l™une contre l™ autre et aux musiciens du groupe rock qui accompagne leur prestation, s™étreignent sur le sol et se dénudent mutuellement sous le regard d™un parterre qui resserre progressivement s es rangs vers l™avant. Quelques années auparavant, j™avais pu observer qu™elles ser vaient également à un « bar topless » exclusivement réservé aux hommes, depuis devenu un « sexy bar » à l™accès moins surveillé. Leurs services se prolongent au clubhouse dans une atmosphère plus « chaude », me dira Tobias, puisque l™effeuillage se fait compl et. Je ne manque pas de le taquiner, constatant qu™il ne s™est pas rapproché de la scène . Il y a dix ans, il se serait avancé mais plus maintenant. Ces shows ont gagné en professionnalité ce qu™ils ont perdu en puissance émotionnelle, et donc en intérêt, depuis qu™ils son t exécutés par des professionnelles. À l™époque, le spectacle était assuré par leurs femme s et leurs petites amies qui « donnaient tout », créant une situation d™une grande intensité et suscitant l™admiration de tous pour leur courage. Il m™invite à l™accompagner à la frat ernité des Hells Angels, où un after du type est prévu. 7 Si je n™ai fait l™objet d™aucun geste déplacé au cour s de la soirée, j™ai aussi le sentiment que ma présence n™est tolérée que parce que je représen te la prochaine conquête de Tobias. Au cours de la soirée, pas un regard ne se pose sur moi sans que je ne sois présentée. Au final, j™ai l™impression d™avoir serré la main à pr ès de la moitié de l™assemblée biker , d™avoir constamment été jaugée, en même temps que d™être un lot dont Tobias s™est réservé la primauté, et non l™exclusivité. Il m™a en effet lai ssé savoir qu™il entretenait un rapport décomplexé à la sexualité et qu™ils cultivaient, en tre camarades, un rapport peu possessif à une conquête ponctuelle. J™ai alors lu l™ethnogra phie de Daniel Wolf (1995) et n™ignore pas que la présence des femmes n™est généralement a utorisée dans les clubhouse que dans un cadre festif. Leur statut dépend, en outre, de l a relation sexuelle qui les lie à l™un ou l™autre des membres de la fraternité. Les « pouponn es » entretiennent des rapports de courte durée avec un individu. Les « mamas » multip lient les partenaires dans le cadre de services sexuels le plus souvent rémunérés. Les « b londes », en tant qu™épouses ou compagnes attitrées, ont droit au respect de chacun dans une partition traditionnelle des rôles sociaux. Dans cette projection, je crains que ma venue n™encourage Tobias à assumer plus ouvertement le rapport de séduction par des av ances sexuelles explicites dans l™entre soi du club. Je prétexte la fatigue pour décliner l ™invitation et m™extraire du rapport de domination sexué instauré par cette dépendance rela tionnelle jugée trop risquée dans le cadre d™une manifestation non plus publique mais pa rfaitement privée. 8 Tobias me remet sa carte de visite. Il fêtera bient ôt ses 40 ans au clubhouse des Hurricanes, où il m™invite. Je tiendrai ma promesse de lui écri re et profiterai de cette occasion pour Abandonner le terrain des bikers SociologieS , La recherche en actes 4
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l™organisateur de la rencontre. Comme aucune ouvert ure ne se présente et que le regard scrutateur de mon interlocuteur se fait pesant, je déclare que je repasserai. Sans mot dire, il m™adresse une moue. Jene trouverai par la suite aucune opportunité de franchir la barrière établie par la cour qui entoure constammen t Biting Tom . 11 Dans les jours qui suivent, j™entreprends d™établir une liste des Motorcycle Club actifs en Suisse. Une approche documentaire paraît davantage propice à la récolte d™informations sur les mœurs bikers . Les sites internet des « chapitres » suisses memb res de divers clubs font état desliens d™amitié et de solidarité tissés avec d™autres groupements motards locaux, nationaux ou internationaux. Ils s™accompag nent occasionnellement d™un forum public de messages essentiellement dédiés à des réj ouissances à venir (pour un ride ou « boire une mousse ») et à des marques d™estime réc iproque (« amitiés et respect », « respect à tout le monde »). Les historiques renvo ient à des moments marquants du club (dates fondatrices et anniversaires, visites d™un a utre « chapitre » de son club ou d™un club allié, virées à l™étranger) ou à un récit commun ins titutionnalisé (pour les Hells Angels en particulier). Ils offrent également des « galeries », parfois accessibles, de photos des festivités du club. J™y découvre des images qui me scandalisent, comme les fesses de cette stripteaseuse photographiée nue de dos alors qu™ell e est penchée en avant. Aucune information ne filtre, en revanche, sur le travail d™organisation de conventions de tatouage parcertains clubs. Je butte contre le même problème dans la recherche de traces sur la production éditoriale (publication de magazi nes spécialisés) ou les entreprises commerciales (fourniture de matériel) de congloméra ts bikers Œ comme par exemple Outlaw Biker Tattoo Revue , détenue par Outlaw Biker Enterprises. Culture du secret et ethos hédonique concourent à occulter les activités écono miques exercées par une partie de ces groupes, au profit d™une mise en visibilité des occ upations récréatives qui scandent l™année. 12 Au cours des observations suivantes, je me contente rai des informations que je parviendrai à glaner et cesserai toute tentative di recte d™entrée en contact avec des bikers , même si je resterai attentive à la configuration év olutive des stands et à l™appartenance de leurs occupants. Cet ajustement ne me permettra toutefoispas de sortir de rapports de séductiondanslessociabilitésquej™établirai,enpartic ulierensoirée.Marencontreavec un peintre invité par les Hells Angels à réaliser d es toiles sur scène en témoigne, mais sur un registre cherchant à se distinguer des mœurs qua lifiées de « machistes » des hôtes de l™événement. En 2006, Enzo était assisté par deux p ulpeuses jeunes femmes (une brune et une blonde assurant ensuite le « sexy show ») qui lui tendaient ses pinceaux, posés sur une table adjacente. En 2007, je passerai une grande pa rtie de la soirée en sa compagnie et apprendrai qu™il s™est lié d™amitié avec des membre s du club dans une salle de musculation. Il ne cessera toutefois de se démarque r d™un rapport consommatoire au sexe à travers les anecdotes qu™il délivrera. Autour d™u ne bière avec Conrad Œ un copain venu à la convention moins pour le tatouage que pour ses a ffaires avec les bikers (customisation d™accessoires moto) Œ Enzo nous raconte ainsi la di fficulté qu™il a un jour éprouvée, alors qu™il était garde du corps, à avoir un rapport sexu el « mécanique » avec une prostituée envoyée à lui par son patron car il ne la trouvait pas à son goût. Il marque, de même, sa distance d™avec l™ethos hédoniste des bikers en y opposant une inclination narcissique qui explique « le culte » qu™il voue à son corps : 98 k ilos de muscles qui ont refaçonné le frêle étudiant androgyne de 61 kilos des Beaux-Arts. S™il se reconnaît dans l™attrait des bikers pour la mise en scène de leur apparence, il la déva lorise en l™associant à du mimétisme et l™oppose à la singularité artiste à laquelle cette spectacularisation du corps viril Abandonner le terrain des bikers SociologieS , La recherche en actes 6
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correspondrait chez lui. Il n™hésite alors plus, da ns le petit cercle de connivence que nous formons, à qualifier les bikers de « gens assez festifs » mais aussi « très machos », marquant de la sorte son adhésion à l™idéal bohème de la vie d™artiste en même temps qu™un souci d™autodéfinition positive de son rappor t aux femmes 3 . 13 L™abandon de cette piste de recherche n™a finalemen t pas simplement répondu au malaise suscitépar une sexualisation de la relation d™enquê te, pour partie liée à des attributs physiques (jeune, grande, mince, blonde, blanche) e t à des intérêts communs (tatouage, moto) avec lesquels j™ai composé et joué. Il a été médiatisé par un rapport de classe dénié qui a signé un coup d™arrêt dans mes tentatives de contacts avec les bikers , alors que je n™hésiterai pas à solliciter Enzo, qui m™avait lais sé ses coordonnées. Il ne répondra toutefois pas à ma demande d™obtention des captatio ns filmées qu™il avait réalisées au cours de la soirée, celle-ci donnant peut-être une tonalité trop utilitaire, au lieu de séductrice, à la relation. Si d™autres indices phys iques que le sexe (comme l™âge, l™origine sociale et ethnique) orientent les comportements ad optés par les enquêtés envers l™enquêteur Œ sans toutefois prédéterminer les posi tions respectives de chacun, toujours sujettes à négociation (Fournier, 2006) Œ ces situa tions témoignent de ma difficulté à sortir d™une assignation sexuelle lors d™observatio ns menées seule dans le cadre d™un moment de regroupement homosocial à caractère festi f. 14 Si être homme peut davantage exposer à des joutes v iriles, en particulier lorsque la distance sociale est vive (Mauger, 1991), être femm e prête plus souvent à des formes de subordination. Celles-ci s™expriment corporellement à travers des comportements de protection, des attitudes pédagogues, une dominatio n physique et, le plus souvent, des rapports de séduction (Arendell, 1997). Mathieu Tra chman et Béatrice Damian-Gaillard comparent à ce titre l™effet différentiel du sexe e t des orientations sexuelles sur des terrains croisés de la pornographie. Si l™un est co nstruit comme sujet désirant par son assignation à la place du « voyeur », l™autre appar aît comme un objet désiré à travers son érotisation. Dans les deux cas, ces jeux de séducti on hétérosexuels prêtent à des tactiques de « désexualisation » avec l™usage de son homosexu alité pour le premier et la correction de toute apparence ou posture mettant en valeur la féminité pour la seconde (Damian- Gaillard & Trachman, 2015) . Dans mon cas, cela s™e st soldé par une stratégie d™évitement consistant à abandonner cette dimension du terrain à un moment où la problématique de l™enquête n™était pas encore arrêtée. Mais cette al ternative à des tactiques interactionnelles de « neutralisation » traduit aus si l™aveuglement qui était alors le mien sur l™articulation des rapports sociaux de sexe ave c ceux de classe. Cette myopie découle d™une forme de dénégation qui trouve une explicatio n dans ma trajectoire d™ascension sociale et de socialisation intellectuelle. Une dénégation des rapports de classe : derrière les orientations de recherche, une « conversion » sociale et intellectuelle 15 À travers la définition d™une approche, le chercheu r négocie une position intellectuelle valorisante. Dans son approche initiale du terrain, Mathieu Trachman (2013) relève avoir ainsi tenté d™anoblir son objet en l™abordant comme une production artistique. « Si cette position est un piège, ce n™est pas seulement parce qu™elle opère implicitement un processus de distinction entre le bon et le mauvais goût, ceux qui savent juger et les autres, au centre de la politique de l a pornographie. C™est Abandonner le terrain des bikers SociologieS , La recherche en actes 7
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également qu™elle manque le fonctionnement de la porno graphie comme technologie de l™orgasme : les critères propres à ce monde ne sont pas ceux de la valorisation artistique, mais de l™excitation des spectateurs » (Damian-Gaillard & Trachman, 2015, pp. 55-56). 16 La tentation de coller aux hiérarchies culturelles qui structurent les échelles de légitimité scientifique est d™autant plus forte, notent les au teurs, que l™on travaille sur un objet « vulgaire », car associé à des pratiques déviantes voire populaires. L™orientation de mes recherches sur la grammaire de l™art qui s™est affi rmée dans le monde du tatouage répondait certes à une dimension sous-explorée par la littérature existante, centrée sur les significations de la pratique pour les tatoués d™un point de vue socio-anthropologique en France et interactionniste dans les pays anglo-sa xon (Rolle, 2011). Mais elle témoignait également du sentiment d™illégitimité ressenti vis- à-vis du choix d™un objet renvoyant à une pratique de façonnage des corps devenue plus ac ceptable tout en restant fortement rejetée pour soi dans les milieux intellectuels (Ro lle, 2016). 17 Diplômée d™une école de commerce, je ne retrouverai aucun de mes camarades de maturité (équivalent du baccalauréat en Suisse) en sociologie. Rares seront d™ailleurs ceux qui poursuivront des études. Je serai également la seule de la famille à suivre un cursus de troisième cycle, alors que deux autres de mes quato rze cousins et cousines achèveront des études universitaires (en sciences économiques, apr ès la physique pour l™un des deux). Issus des classes populaires (artisans de la boulan ge, ouvrier et bonne), mes parents ont évolué vers les professions intermédiaires, pour mo n père (petit patron d™entreprise comptable), et la catégorie des employés, pour ma m ère (secrétariat). Cette mobilité sociale ascendante s™esttypiquement traduite par un fort investissement scolaire 4 . La poursuite de mes études par une thèse de doctorat e n sociologie Œ domaine qui recrute dans des milieux sociaux un peu plus hétérogènes et populaires que des disciplines voisines comme la philosophie et la science politiqu e (Renisio, 2015) Œ entraînera donc un processus de « conversion » (Suaud, 1975) à l™ethos académique. Cette transformation subjective de mon rapport au monde accompagnera la construction d™une vocation scientifique et conditionnera un changement de stat ut social. Les sociabilités féministes que je développerai alors au sein de l™universitépa rticiperont de ce processus. Elles orienteront mes lectures et contribueront à l™affir mation de manières de penser, de voir et de me positionner 5 . 18 Du fait de la trajectoire de ma mère, j™étais déjà sensible aux inégalités de sexe sans toutefois me réclamer du féminisme. Systématiquemen t rabaissée intellectuellement à l™école à cause de ses origines sociales modestes, elle ne sera pas autorisée à faire des étude supérieures (bien qu™elle l™ait ardemment sou haité) pour des raisons économiques, d™une part, et dans la logique intériorisée d™un or dre moral bourgeois assignant les femmes au contrôle de la sphère domestique et de la respectabilité familiale, d™autre part 6 . Se rebellant contrela dévalorisationassociée à son statut de mère au foyer, endossé dès la naissance de son aînée, elle retourne sur le mar ché du travail après une interruption de quinze ans. Cela va d™ailleurs justifier, lors de s on engagement en qualité de secrétaire dans un département d™université, l™application d™u ne échelle salariale minimale ne reconnaissant pas ses années d™expérience antécéden tes dans le secteur privé. À cette dépréciation salariale redoublant un sentiment de d éconsidération sociale s™ajoutera la violence symbolique de rapports de classe rejoués à travers des relations de subordination professionnelle auxquelles elle finir a par opposer sa démission (la stabilité économique du couple lui permettant « ce luxe ») ap rès sept années de services. Comme le montre Beverly Skeggs (2015 [1997]), l™expérienc e et la conscience des inégalités Abandonner le terrain des bikers SociologieS , La recherche en actes 8
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n™inscrit pas automatiquement les discours et les r ésistances des femmes issues de milieux populaires dans une rhétorique et un milita ntisme féministe institutionnalisé et théorisé. Peu accessible, celui-ci peut également ê tre tenu à distance dès lors qu™il renvoie à des assignations dépréciatives de soi par rapport à un modèle moral dominant qui reflète mal ses propres conditions sociales d™exist ence. C™est avant tout ce décalage politique et intellectuel que je tenterai de comble r dans un effort de bonne volonté dès mes premières années d™assistanat àl™université, sa ns que cela occasionne une rupture violente avec mon milieu d™origine au sens où Didie r Eribon (2010 [2009]) et Annie Ernaux (1997) ont pu en témoigner. 19 Après une première familiarisation autodidacte à la « valence différentielle des sexes » (Héritier, 1996) au cours d™un mémoire de licence s ur les corps tatoués, je découvre ainsi la littérature attachée à déconstruire « l™idéologi e de la Nature » (Mathieu, 1991) comme un mécanisme de division, d™oppression et d™exploit ation de la classe des femmes par celle des hommes (Wittig, 2001). D™un point de vue épisté mologique, il s™agit de considérer que « le genre précède le sexe » (Delphy, 2002). Dans c ette perspective, un ouvrage de Colette Guillaumin va beaucoup me marquer. Il souligne le r ôle de l™appropriation du corps des femmes (de leur force de travail et de leur sexuali té) dans ces formes matérielles et mentales de domination (Guillaumin, 1992). Rendant compte, en 2004, de mon observation à mon directeur de thèse, qui m™interro ge sur la possibilité de travailler plus avant sur les bikers , je déclare que je n™ai pas l™intention de devenir « la blonde » de l™un d™entre eux (assurance d™un accès régulier au terra in) pour la « beauté de la science ». Ce refus d™être assignée à un objet de consommation se xuel trahit le prisme de lecture féministe matérialiste qui est alors le mien et qui s™accompagne, paradoxalement,d™une circonscription de la lecture des rapports d™exploi tation à ceux du genre. Cette dénégation de la classe réverbère aussi une défianc e grandissante envers cette catégorie d™analyse dans les études féministes et, plus génér alement, en sciences sociales depuis l™avènement de théories imprégnées d™un « nouvel in dividualisme ». Cet effacementse serait en outre renforcé sous l™effet d™« un glisse ment de classe par lequel la théorie féministe s™embourgeoise en s™appuyant sur le capit al culturel d™universitaires ayant eu accès à la culture légitime et l™enseignement supér ieur » (Skeggs, 2015 [1997], p. 46) 7 . 20 Ce sentiment que le terrain des bikers est « inadéquat » se trouve d™ailleurs conforté pa r les membres de mon entourageprofessionnel et person nel, qui me mettent en garde contre un risque d™agression sexuelle. Les bikers sont alors renvoyés à la dangerosité des « classes laborieuses » incapables de faire preuve de civilité (de tenue et de retenue) dans leurs ardeurs. L™ethos hédoniste qui est au princip e de leur rapport à la sexualité est méjugé Œ tout comme le fait que les femmesne se réd uisent pas simplement à des victimes de la domination masculine ( Ibid .) Œ et vient révéler une forme de « racisme de classe » (Grignon, 1991). Or, cela m™échappe car je n™ai pas encore lu l™ethnographie de Paul Willis (1978), recommandée par mon superviseur à l™issue de ces événements, ni le travail de Gérard Mauger et de Claude Poliak (1983) , qui inscrivent la culture de ces motards dans une analyse des styles de vie juvénile s des classes populaires. Je resterai d™ailleurs insensible à un questionnement du rappor t d™une « sous-communauté d™appartenance » à « la culture dominante » (Pasqui er, 2005), malgré la lecture du livre de Paul Willis en 2005. Son ethnographie va plutôt raf fermir mes craintes en signalant la prévalence d™un système d™opposition et de dominati on exacerbé entre masculin et féminin dans la structuration des modes d™être, d™a gir et de penser des motor-bike boys . Abandonner le terrain des bikers SociologieS , La recherche en actes 9
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