by A Laquièze · 2003 · Cited by 11 — Il faut se féliciter de ce qui est acquis, et bien présumer du reste. La reconnaissance spéculative des principes est toujours un grand point d’obtenu.

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Historia Constitucional (revista electrónica), n. 4, 2003.http://hc.rediris.es/04/index.html BENJAMIN CONSTANT ET L’ACTE ADDITIONNEL AUX CONSTITUTIONS DE L™EMPIRE DU 22 AVRIL 1815 Alain Laquièze Pour Kurt Kloocke « Les intentions sont libérales : la pratique sera despotique. » (B. Constant, Journaux intimes , 31 mars 1815) INTRODUCTION.- I. LA PLACE PRÉPONDÉRANTE DE BENJAMIN CONSTANT DANS L™ÉLABORATION DE L™ACTE ADDITIONNEL.- II. UNE LÉGITIMITÉ COMPOSITE.- 2.1. La concepti on de la légitimité selon Napoléon.- 2.2. La conception de la légitimité selon Benjamin Constant.- 2.3. La légitimité dans l™Acte additionnel.- III. UN AG ENCEMENT INSTITUTIONNEL PARTICULIER: PRÉPONDÉRANCE IMPÉRIALE ET ABSENCE DU PARLEMENTARISME.- IV. CONCLUSION: L™ACTE ADDITIONNEL, «CHARTE AMÉLIORÉE» ? INTRODUCTION 1. « On m™a désigné comme l™auteur de l™Acte additionnel auquel j™ai concouru, je l™avoue sans peine pour y in sérer l™article sur la liberté de la presse, sur les jurés, sur le nombre de la représentation nationale, et sur la limitation des tribunaux militaires ; et cet Acte additionnel a été corrigé au Conseil d™Etat, à côté de moi, su r le même exemplaire, par M. le comte Molé, ministre aujourd™hui, et redevenu alors conseiller d™Etat le 23 mars, tandis que ma nomination est du 20 avril. »1 2. Ainsi s™exprimait Benjamin Cons tant dans une brochure électorale publiée en 1817 qui venait confirmer ce que beaucoup avaient déjà subodoré, à savoir qu™il était le prin cipal inspirateur de l™Acte additionnel aux constitutions de l™Empire du 22 avril 1815. Le publiciste royaliste, Montlosier, ne qualifiera-t-il pas l’ Acte additionnel de « Benjamine », indiquant d’où venait selon lui l’or igine du document ? Il ne faut cependant pas oublier que Constant ne dut de tenir la plume qu™à l™initiative de Napoléon et que les éc hanges ininterrompus qu™il eut avec l™Empereur, tout juste revenu de l™île d™Elbe, entre le 14 et 22 avril 1815, furent le véritable creuset, duquel es t issu le manifeste constitutionnel des Cent-Jours. On peut raisonnabl ement se demander comment deux hommes aux destinées si différentes , l™un ayant dirigé pendant quinze ans le pays d™une poigne de fer, l™autre ayant été l™un de ses principaux 1 Seconde réponse de Benjamin Constant , Paris, 1817, pp. 2-3 ; rééditée par M. Déchery, « un texte partiellement inédit de Benjamin Constant », Annales Benjamin Constant , 1999, n° 22, pp. 137-140.

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198opposants, ont pu se retrouver pour rédiger une constitution incontestablement libérale. Le poids des circonstances est ici décisif. 3. Napoléon, de retour en France au mois de mars 1815, avait pris rapidement conscience de la situat ion délicate, dans laquelle il se trouvait, qui n’était pas sans r appeler celle qu’avait connue Louis XVIII l’année précédente. Sa position était plus préoccupante encore, du fait des obstacles multiples qui se dressa ient devant lui, provenant tant de l’étranger que de l’intérieur du pays. Dès le 13 mars, les puissances alliées, réunies à Vienne, avaient lancé une déclaration qui mettait Napoléon au ban de l’Europe. Le nouveau régime ne devait donc attendre aucun soutien des Etats étrangers ; l’Empereur ne se faisait d’ailleurs guère d’illusion sur les tentatives diplomatiques qu’il avait entreprises, afin de convaincre le s membres de la coalition, de sa détermination d’abandonner toute politique agressive et expansionniste. La guerre paraissait inéluctable et sa préparation nécessitait la mobilisation de toutes le s énergies, ce qui ne facilitait guère, à court terme, l’instauration d’un régime libéral2. 4. De plus, l’Empereur se voyait confronté, en France même, à des revendications, voire à des oppositions, qui constituaient autant d’obstacles à surmonter. Ainsi, alors que son retour avait été rapidement accepté dans la plupart des département s, certaines provinces dans le sud et l’ouest du pays, dom inées par les royalistes, manifestèrent leur hostilité, recourant à la résistance passive – refus de la conscription et du paiement de l’impôt, abstention des fonc tions publiques – ou à la lutte armée. Celle-ci s’était plus parti culièrement déclenchée en Bretagne et en Vendée, au mois d’avril, à l’annonce de l’application de la conscription. Napoléon dut dépêcher vingt mille hommes, sous le commandement du général Lamarque, pour venir à bout d’une révolte qui devait en réalité subsister jusqu’à la fin des Cent-Jours3. 5. Surtout, l™Empereur avait un choi x politique de première importance à faire, confronté qu’il étai t à un contexte inédit, qui excluait en tout état de cause un retour au bonaparti sme autoritaire, tel qu’il avait été pratiqué depuis le Consulat : devait-il, dans ce s conditions, rétablir une dictature qui affirmerait cette fois sans am biguïté son origine populaire et qui réitérerait les mots d’ordre de l’an II, de la Terreur à la patrie en danger, ou au contraire instaurer une monar chie libérale, comme le lui conseillaient certains de ses partisans – les Maret, La Bédoyère, 2 Lors de sa première entrevue avec Benjam in Constant, le 14 avril 1815, Napoléon n’avait pas caché la gravité de la situation: « () je désire la paix », avait-il avoué au publiciste libéral, « et je ne l’obtiendrai qu’à force de victoire s. Je ne veux point vous donner de fausses espérances ; je laisse dire qu’il y a des négocia tions : il n’y en a point. Je prévois une lutte difficile, une guerre longue. Pour la souteni r, il faut que la nation m’appuie ; mais en récompense, je le crois, elle exigera de la li berté. Elle en aura » : cité par B. Constant, Mémoires sur les Cent-Jours , préface, notes et commentaires d’O . Pozzo di Borgo, Paris, J.-J. Pauvert, 1961, p. 135. 3 V. Bertier de Sauvigny, La Restauration, op. cit ., pp. 107-108 ; E. Le Gallo, Les Cent-Jours (), thèse de lettres, Paris, Félix Alcan, 1924, pp. 129 et s.

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199Cambacérès – et les grands corps de l’ Etat, le Conseil d’Etat, l’Institut et la Cour de Cassation entre autres ? 6. Bien qu’il ait été tenté, au moins au début, de raviver l’élan populaire de 93, allant jusqu’à se présenter comme un souverain sorti de la Révolution4, il répugnait cependant à suivre cette voie, craignant des conséquences néfastes, quant au mainti en de la paix civile. En un mot, il ne voulait pas être, comme il se pl aisait à le dire, « le roi d’une jacquerie »5. Il ne lui restait plus, dès lo rs, qu’à se rallier à la thèse libérale qui, à défaut d’obtenir le pl ein soutien du peuple, sans doute peu au fait des implications constituti onnelles qu’elle supposait, recevait en tout cas l’accord des élites. Ce rallie ment ne fut toutefois pas effectué de gaieté de cœur par un homme qui avait, durant quinze années de gouvernement sans partage, affiché s on mépris pour la protection des droits individuels et la discussi on publique. Certains observateurs appréhendaient d’ailleurs que l’adhésion de l’Empereur à la monarchie libérale, dictée uniquement par les circonstances, ne constituât qu’un expédient momentané qui ne résister ait pas à une campagne militaire victorieuse6. 7. Toujours est-il que Napoléon se décida, dès son retour à Paris, à adopter des institutions libérales et à prendr e l’initiative, pour ce faire, d’une nouvelle constitution. Après quelques hésitations, il rejeta l’hypothèse de la réunion d’une Constituante qui prés entait à son goût trop de périls potentiels. L’Empereur craignait ess entiellement, en recourant à un tel procédé, que les discussions constituti onnelles s’éternisent et qu’elles viennent à lui imposer des réformes plus avancées que ce qu’il était disposé à accorder7. Il voulait par conséquent, dans la mesure du possible, garder le contrôle du proc essus constituant. C’est pourquoi il prit le parti de nommer une commission spéciale qui aurait pour tâche 4 Les premières proclamations de Napoléon se présentaient en effet comme autant de manifestes en faveur de la tradition révolutionnaire . Le 28 février, il s’était adressé aux Français en ces termes : « Elevé au trône par votre choix, t out ce qui a été fait sans vous est illégitime. Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux in térêts, de nouvelles institutions, une nouvelle gloire qui ne peuvent être garantis que par un gouvernement national et par une dynastie créée dans ces nouvelles circonstances. » Le 6 mars, il ju stifiait son expédition en déclarant : « Un roi féodal ne peut plus convenir à la France, il lui f aut un souverain sorti de la Révolution et ce souverain, c’est moi. » Le 8, il affirmait encor e, devant les autorités de Grenoble, son souci de soustraire les Français « à la glèbe, au serv age et au régime féodal » et de les délivrer du « joug » des Bourbons. Sur ces points, ibid., pp. 50, 57 et 64. 5 Il est fort probable qu’il aurait reçu, dans ce tte hypothèse, un large soutien des Français qui avaient appréhendé durant la première Restaurati on, le retour à l’Ancien Régime et à ses privilèges. L’exilé de Sainte-Hélène regrettera par la suite de ne pas avoir opté pour cette solution. Outre Le Gallo, op. cit ., pp. 203-204, v. aussi F. Bluche, Le bonapartisme : aux origines de la droite autoritaire (1800-1850) , Paris, Nouvelles éditions latines, 1980, pp. 99 et s. ; H. Houssaye, 1815, t. 1, Paris, Perrin, 45 ème édition, 1904, in-16, pp. 496-498. 6 B. Constant, op. cit ., pp. 136-137 ; F. Villemain, Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature, Paris, Didier, 1855, t. 2, pp. 177-178. 7 Sur cette question, v. notamment H. Houssaye, op. cit ., t. 1, pp. 540-541 ; L. Radiguet, L’ acte additionnel aux constitutions de l’Empire du 22 avril 1815 , Caen, E. Domin, 1911, pp. 103- 107.

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200d’élaborer le texte constitutionnel, celu i-ci étant par la suite soumis à l’acceptation du peuple, par la voie d’un plébiscite. L’assemblée du champ de mai qui avait été initiale ment désignée pour procéder à la réforme constitutionnelle voyait désormais son rôle restreint au recensement des votes exprimés lors du plébiscite8. 8. La commission spéciale, nommée par Napoléon à la fin du mois de mars, était composée de huit membres : les quatre ministres d’Etat, c’est-à-dire Regnault de Saint Jean d’ Angély, Defermon, Boulay de la Meurthe et Merlin, auxquels venaient s’ajouter Cambacérès, Maret, Carnot et peut-être Roederer . Il s’agissait donc pour la plupart de fidèles de l’Empereur, acquis aux idées libéral es, qui étaient favorables à une imitation des instituti ons anglaises. Carnot se démarqua toutefois de cette position dominante, en faisant valoir l’inadaptation du modèle d’outre-Manche, du fait notamm ent de l’absence d’une véritable aristocratie en France. L’ancien c onventionnel proposait à la place un régime politique largement inspiré de celui prévu par la Constitution de l’an VIII, tout en accentuant son ca ractère démocratique. Son projet attribuait en réalité des prérogatives importantes à l’Empereur, chef de l’autorité exécutive, alors que les deux chambres, le Sénat et le Corps législatif, ne bénéficiaient que de pouv oirs réduits, particulièrement en matière législative. Ainsi, la cham bre basse ne disposait ni du droit d’initiative, ni du droit d’amendement et il lui était en outre interdit de « censurer les actes d’auc une des autorités constituées » ; le Sénat était, quant à lui, cantonné à un statut de gardien constitutionnel. De fait, le rôle purement politique des organes dé libérants était réduit à la portion congrue9. 9. Il semble que la commission, dans sa grande majorité, n’ait pas apprécié le projet de Carnot. Constatant que ses membres ne parvenaient pas à s’entendre rapidement sur un texte, l’Empereur, sur les conseils de plusieurs de ses proches – Fouché, Sébastiani, Joseph Bonaparte– – se résolut à consulter le principal publiciste des libéraux, Benjamin Constant, lui faisant miroiter au pa ssage un poste de conseiller d’Etat qu™il devait d™ailleurs obtenir le 20 avril10. 10. On a abondamment glosé, non sans ra ison, à propos de la volte-face de Constant, celui-ci passant en une quinzaine de jours d’un soutien indéfectible à la monarchie de Louis XV III à la collaboration, sans états d’âme, avec celui qu’il dénonçait, la veille encore, comme un tyran et un usurpateur. Son opposition à Napoléon n’était pourtant pas nouvelle. Ecarté du Tribunat en 1802, il avait ét é, au même titre que sa compagne 8 Ibid. Rappelons en effet que Napoléon avait déclaré dans un de ses décrets de Lyon : « Les collèges électoraux des départements de l’Empire seront réunis en assemblée extraordinaire au Champ de mai, afin de modifier nos Constitutions selon l’intérêt et la volonté de la nation. » (ibid., p. 103). 9 V. H. Houssaye, op. cit., t. 1, p. 543 ; L. Radiguet, op. cit., pp. 139-145. 10 V. son acte de nomination in B. Constant, „uvres complètes , Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2001, t. IX, 2, p. 950.

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201Germaine de Staël, un adversaire farouche du régime impérial et à ce titre, en butte à ses avanies. Sa si tuation d’opposant l’avait incité à une grande prudence éditoriale, sans le dissuader cependant de travailler à un grand livre sur la politique qui, s’il ne vit jamais le jour dans la forme selon laquelle il l’avait envisagé, devait servir de fondement à ses principaux ouvrages politiques, publiés ultérieurement11. 11. C’est le cas de son traité De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne qui fut publié, pour la première fois, en janvier 1814, et qui représentait en quelque sorte sa contribution à la lutte contre le despotisme napoléonien. En distinguant nettement l’usurpation de la monar chie héréditaire, en montrant que celle-ci était tout à fait compatible avec la liberté, il affirmait son credo anti-absolutiste et pro-libéral qui r eposait sur une théorie originale de la légitimité, postulant l’accord, au moins tacite, des gouvernés et des gouvernants, ainsi que la relativité du choix d’un régime politique, pour la garantie de la liberté individuelle12. 12. Il est dès lors compréhensible qu’à la fin de la première Restauration, Constant ait offert sa plume aux Bourbons, menacés par le retour impromptu de Napoléon. Après avoir présenté la Charte comme la principale protection contre les menées despotiques de l’usurpateur, dans un premier article, publié le 11 mars au Journal de Paris , il avait haussé le ton, dans un second arti cle, paru cette fois dans le Journal des Débats, le 19 mars, en se livrant à une a ttaque violente contre Napoléon. Le publiciste libéral, se transformant en pamphlétaire, n’hésitait pas en effet à écrire : « Nous subiri ons sous Buonaparte, un gouvernement de mamelouks, son glaive seul nous gouv ernerait () C’est Attila, c’est Gengis Khan, plus terrible et plus odieux, parce que les ressources de la civilisation sont à son usage ; on voit qu’il les prépare pour régulariser le massacre et pour administrer le pillage () », avant d’ajouter : « J’ai voulu la liberté sous diverses formes ; j’ai vu qu’elle était possible sous la monarchie. Je vois le Roi se rallier à la nation ; je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le 11 Ce grand traité de politique, projeté par C onstant, se composait de deux manuscrits qui n’ont été publiés que depuis peu. Il s’agit des Fragments d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une Constitution républicaine dans un grand pays , édition établie par H. Grange, Paris, Aubier, 1991, 507 p., ainsi que des Principes de politique applicables à tous les gouvernements , introduction et notes par E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, t. 2, 690 p. Sur l’importance de ces textes dans la production ultéri eure du publiciste libéral, voir l’avertissement de Marcel Gauchet dans l’édition d’un choi x de textes politiques de Constant, Ecrits politiques , Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997, pp. 111-115. 12 V. la seconde partie de l’ouvrage De l’esprit de conquête et de l’usurpation, ibid ., pp. 179 et s. ; v. également le commentaire de K. Kloocke, Benjamin Constant, une biographie intellectuelle, Genève, Droz, 1984, pp. 187-189. Il semb le toutefois que Constant ait été gêné a posteriori par le caractère réactionnaire de certai nes parties de son ouvrage, ce qui expliquerait certaines de ses corrections ultérieures. Sur les conditions de rédaction de l’ouvrage et les embarras de son auteur, v. S. Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne , traduit de l’anglais par O. Champeau, Paris, P.U.F., coll. Léviathan, 1994, pp. 287 et s.

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202sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. »13 13. Napoléon étant rentré à Paris le 20 mars, Constant préféra alors s™éloigner ; « courant la poste », il se rendit à Angers, puis en Vendée ; mais ne trouvant pas en province les s outiens qu™il espérait, il revint le 27 mars au soir dans la capitale. Dès le lendemain, il entrait en contact avec le nouveau milieu politique. Fouché, le général Sébastiani et Joseph Bonaparte semblent avoir été le s principaux artisans de son rapprochement avec l™Empereur 14. Les premiers jours d™avril sont consacrés à la rédaction, à parti r de ses manuscrits de 1806, des Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France qui sortent de presse le 29 mai 1815 et dont le contenu présente une étroite parenté avec celui de l™Acte additionnel. 14. Le 14 avril, Benjamin Constant fu t invité à se rendre chez Napoléon ; après une longue entrevue dont il sortit visiblement charmé, il se vit confier la tâche de rédiger pour le lendemain un projet de constitution libérale15, l’Empereur semblant s’être fait une raison sur ce point 16. Dès lors, les deux hommes se virent quot idiennement pour mettre au point le texte constitutionnel. 15. On a eu beau jeu de stigmatiser le contraste entre l’intransigeance du discours et la faiblesse de caract ère d’un homme qui devait se rallier aussi rapidement au conquérant abhorré . Il est vrai que l’événement constitue un retournement sans équi valent dans l’histoire politique 13 Sur l’action de Benjamin Constant à la fin de la Restauration, v. la préface d’O. Pozzo di Borgo aux Mémoires sur les Cent-Jours, op. cit ., pp. XXIII-XXVI ; v. aussi P. Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine , Paris, Armand Colin, 1966, t. 1, pp. 278-281. L’article du 19 mars apparaissait de toute façon comme une initiative maladroite et vaine, dans une situation déjà très compromise pour la royauté. Fontanes, l ‘ancien grand-maître de l’université, avait ainsi confié à Villemain : « Benjamin de Constan t, qui écoute fort l’harmonie d’une de ces voix (traduisons : Madame Récamier. A.L.), et qui s’est rencontré là avec le comte Mathieu de Montmorency, M. de Damas, le duc de Laval, M. de Forbin, s’est échauffé la tête. Il a fait un amalgame de la légitimité, dont il se souciait peu, du gouvernement représentatif et de M. de La Fayette ; et il a fulminé son article de ce matin, avec plus de colère que de confiance, je crois. Tout cela est tardif et impuissant () » : cité par Villemain, op. cit., t. 2, pp. 34-35. 14 V. K. Kloocke, « historique du texte de l™Acte additionnel », in B. Constant, „uvres complètes , Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2001, t. IX, 2, spéc. p. 567. 15 Il note dans son journal intime du 14 avril 1815 : « Longue conversation. C™est un homme étonnant. Demain je lui porte un projet de constitution. » ( Journaux intimes , Paris, Gallimard, 1952, p. 438. 16 Napoléon aurait notamment dit à Constant : « Voyez donc ce qui vous semble possible ; apportez-moi vos idées. Des discussions publiques, des élections libres, des ministres responsables, la liberté de la presse, je veux t out cela () La liberté de la presse surtout ; l’étouffer est absurde. Je suis convaincu sur cet article () », avant de faire cet aveu résigné : « la situation est neuve. Je ne demande pas mieux que d’être éclairé. Je vieillis. On n’est plus à quarante-cinq ans ce qu’on était à trente. Le repos d’un roi constitutionnel peut me convenir. Il conviendra plus sûrement encore à mon fils. » : cité par Constant, Mémoires sur les Cent- Jours, op. cit., p. 135.

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204législatif nous avaient gâté l’Em pereur. Nous le reconquérons, chaque jour, aux vrais principes. » Il disait cela sérieusement; puis, habitué à se tirer par une plaisanterie d’un emba rras de conscience, et à se moquer parfois un peu de lui-même, pour prév enir les autres, il lui arrivait d’ajouter : « Après tout, je ne garant is pas que ces excellents symptômes constitutionnels tiennent contre une grande bataille gagnée. Mais que voulez-vous? Il faut se féliciter de ce qui est acquis, et bien présumer du reste. La reconnaissance spéculative des principes est toujours un grand point d’obtenu. Un jour, nous emport ons le Jury ; un autre jour, la responsabilité des ministres ; un autre jour, la liberté définitive de la presse, et la preuve légale contre les fonctionnaires : c’est toujours beaucoup, en attendant la paix générale. » 21 17. Ce long passage montre bien à notre sens que la lucidité affichée de Constant se doublait de la prétenti on hardie de convaincre l’Empereur, par la force des arguments et la publicité de grands principes, que la victoire de la cause libérale était i néluctable. On ne peut s’empêcher ici de penser à la vieille ambition du philosophe, de conseiller au tyran une gestion sage des affaires, à l’instar d’un Platon essayant vainement de guider Denys de Syracuse, sur la voie du bon gouvernement22. 18. Quelle est la part exacte de Benj amin Constant dans la rédaction de l™Acte additionnel ? L™étude des travaux préparatoires montre qu™il fut, aux côtés de Napoléon, la cheville ouvri ère de cet édifice constitutionnel. Sa place prépondérante dans les débats (I) ne signifie pas toutefois que sa parole fut toujours écoutée. Une analyse approfondie du texte constitutionnel révèle effectivement qu™il dut céder face aux exigences impériales, en ce qui concerne la question de la légitimité. Le préambule de l™Acte additionnel consacre une légiti mité composite, plus proche des convictions de Napoléon que de celles de l™auteur des Principes de politique (II). On retrouve en revanche la patte de ce dernier quant à la question de l™aménagement des pouvoirs, ce qui ne signifie pas pour autant qu™il donne naissance, comme on a pu le dire parfois, à un régime parlementaire (III). I. LA PLACE PRÉPONDÉRANTE DE BENJAMIN CONSTANT DANS L™ÉLABORATION DE L™ACTE ADDITIONNEL 19. Kurt Kloocke s™est efforcé de re constituer, dans une recherche récente publiée dans les „uvres complètes de Benjamin Constant, les étapes successives de l™élaboration de l™Acte additionnel qui eurent lieu du 14 au 22 avril 181523. Comme l™y invitait Napoléon, Constant a soumis dès le 21 F. Villemain, op. cit., t. 2, pp. 177-178. 22 Sur l’état psychologique de Constant au tout début des Cent-Jours, on se reportera aux analyses de Marcel Gauchet, De la liberté chez les modernes, op. cit ., pp.17-18 et de S. Holmes, op. cit., pp. 27-28. 23 Nous nous inspirons ici de la recherche de K. Kloocke, op. cit., t. IX, 2, pp. 566 et s.

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20515 avril, un premier proj et qui n™a eu, semble-t-il, que peu de succès 24. Néanmoins, il a vraisemblablement été utilisé pour confectionner un second texte, doté d™un préambule insp iré sans doute par l™Empereur, et de 44 articles portant sur l™aménagement des institutions Œ notamment un bicaméralisme aristocratique, le renouvellement intégral de la Chambre des représentants tous le s cinq ans, la compatibilité des fonctions de ministre et de député, le droit de dissolution de la Chambre des représentants accordé à l™Empereur , la responsabilité ministérielle, le maintien du jury populaire, l™énoncé des droits des citoyens, tels que le principe d™égalité devant la loi, la li berté religieuse, la liberté de la presse– – que l™on peut vraisemblabl ement attribuer au publiciste libéral25. Ce projet, remis à Napoléon le 18 avril, est plus apprécié, mais il est encore amendé pour about ir à une troisième version, comportant toujours un préambule et dés ormais 73 articles. C™est cette mouture qui sera imprimée et soumise pour discu ssion au Conseil d™Etat, à partir du 20 avril26. Enfin, le texte définitif de l™Acte additionnel est issu de cette version imprimée et corrigée à la main par le comte Molé et Constant, au sein du Conseil d™Etat 27. Le manuscrit qui reprodui t le texte de l™imprimé ainsi corrigé est le texte officiel, signé par Napoléon 28 et publié ensuite dans le Bulletin des lois. 20. Au cours de ses entretiens avec Constant, Napoléon paraît avoir été séduit par la personnalité de son inte rlocuteur ; il portera d’ailleurs un jugement flatteur sur lui : « C’est un homme de grand talent, il est fort de raisonnement », avouera-t-il ai nsi à la reine Hortense 29. Cette entente 24 Dans son journal intime, Constant note, désabusé : « Mon projet de constitution a eu peu de succès. Ce n™est pas précisément de la liberté qu™on veut. Travail autre qu™il me demande et qui me déplaît. » (Journaux intimes, op. cit. , p. 438.) 25 Ce texte comporte en effet de nombreux poi nts communs avec le projet de constitution qu™avait présenté Constant dans ses Réflexions sur les constitutions, la distribution des pouvoirs et les garanties, dans une monarchie constitutionnelle , Paris, H. Nicolle, 1814 : v. les notes très éclairantes de K. Kloocke sous ce projet de constitution, op. cit., t. IX, 2, pp. 575-591. 26 V. cette troisième version, ibid., t. IX, 2, pp. 593-610. 27 Les Archives Nationales conserve la version imprimée avec les corrections manuscrites : AF IV 859/12, pl. 6989, pièc e 18 (v. la reproduction de deux pages de ce document dans les „uvres complètes de B. Constant, op. cit ., t. IX, 2, pp. 573 et 590.) 28 Ibid., t. IX, 2, pp. 611-622. Signalons tout efois que Léon Radiguet avait déjà exhumé des Archives Nationales, les trois projets d’Act e additionnel précités ; la première mouture du document, analysée par Radiguet, était le texte manu scrit, ne portant ni date, ni signature, et ne comptant que 44 articles. Sa forme manuscrit e et la brièveté de son contenu qui annonçait néanmoins l™essentiel du texte définitif faisaient di re à cet auteur que ce texte était antérieur aux deux exemplaires imprimés et qu™il était le pr ojet de Constant, revu par Napoléon, avant sa soumission à la commission constitutionnelle et au C onseil d’Etat (Sur ces trois projets, v. L. Radiguet, op. cit ., pp. 166-169 et l’appendice 1, pp. 434-467, qui reproduit les trois projets en intégralité.) K. Kloocke, reprenant le dossier sans citer Radiguet, a confirmé cette analyse. 29 Cité par P. Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine, op. cit ., t.1, p. 286. D’un jugement contraire : Villemain, op. cit ., t. 2, p. 176. Relevons tout de même cette impression de Constant, après une longue entrevue, le 19 avril : « Il est clair que ma conversation lui plaît. » ( Journaux intimes, op. cit. , p. 438.)

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206mutuelle n’est pas étrangère au fa it que de nombreuses suggestions du publiciste libéral furent retenues et même si ce dernier n’eut pas satisfaction sur toutes ses revendi cations, se heurtant parfois à la résistance de l’Empereur, il est hors de doute qu’il exerça une influence considérable sur la rédaction du text e constitutionnel. Est-il besoin de souligner alors, que la commission qui avait été nommée initialement, vit sa mission se réduire considérablem ent, en raison de la place décisive prise par le théoricien libéral ?30 21. Du 14 au 22 avril 1815, se tinr ent par conséquent des discussions déterminantes pour la confection de la nouvelle constitution. Si Napoléon accéda assez facilement à de nombr euses propositions de Constant, particulièrement en ce qui concer ne l’existence d’une assemblée nombreuse et élue intégral ement tous les cinq ans 31, la présence de la responsabilité ministérielle et de la liberté de la presse, il s’opposa en revanche à lui sur quelques points importants. 22. Une première controverse se déc lencha entre eux, quant à savoir si l’acte à adopter devait ou non s’émanciper du constitutionnalisme impérial. Pour Constan t, il fallait que le nouveau texte rejetât le droit constitutionnel de l’Empire, afin de bien marquer la rupture avec le despotisme antérieur. C’est pourquoi son premier projet, soumis à l’Empereur dès le 15 avril, ne disait mot des constitutions impériales et des Sénatus-consultes organiques. Napol éon s’éleva contre la prétention de faire table rase de son passé, exp liquant à son interlocuteur : « () vous m’ôtez mon passé, je veux le conserver. Que faites-vous donc de mes onze ans de règne ? J’ y ai quelques droits, je pense, l’Europe le sait. Il faut que la nouvelle Constitu tion se rattache à l’ancienne. Elle aura la sanction de plusieurs années de gloire et de succès. »32 23. En voulant faire du nouveau document, une simple addition aux constitutions impériales, il entendait ce rtainement affirmer la continuité de son règne, en dépit de ses onze mo is d’absence. Dans le but de 30 V. P. Bastid, op. cit., t.1, pp. 284-286 ; L. Radiguet, op. cit., pp. 152-154. 31 Cette disposition tranchait avec celle de la Charte de 1814 qui avait prévu le renouvellement partiel de la Chambre des députés. Malgré l’opposition de Constant, les collèges électoraux, instaurés par le Sénatus -consulte organique du 16 thermidor an X, furent maintenus. On gardait donc un système d’électi on indirecte, encore que contrairement à l’Empire, les collèges de département ou d’arrondissement, deuxième degré d’élection, ne se contentaient plus d’un droit de présentation des candidats, mais élisaient eux-mêmes les représentants. Benjamin Const ant aurait préféré, quant à lui, un suffrage censitaire direct, inspiré de l’Angleterre, et favorable à la proprié té foncière. (Voir les chapitres V et VI de ses Principes de politique, Ecrits politiques, op. cit ., pp. 349 et s.) Notons toutefois que l’Empereur et Constant se retrouvaient sur l’idée de restreindre le droit de vote aux plus riches : de fait, si le système électoral de l’Empire fut en grande partie conservé, c’est sans doute parce que Napoléon, conscient du manque de temps, ne voulait pas aborder inconsidérément une question jugée stratégique. Sur ce point, v. E. Le Gallo, op. cit ., p. 214-215 ; L. Radiguet, op. cit., pp. 193 et s. ; D. de Bellescize, « L’Acte additi onnel aux Constitutions de l’Empire (22 avril 1815) : une constitution mal nommée pour un régime sans nom », Revue du Droit Public , 1993, t. 4, spécialement pp. 1054-1055. 32 Cité par Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, op. cit ., p. 141.

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207fonder sa légitimité, il reprenait ains i, après l’avoir pourtant vivement critiqué, le même argument que s on adversaire Louis XVIII, celui d’une continuité historique irréductibl e aux événements. Néanmoins, sa position juridique paraissait plus frag ile que celle du Bourbon, qui n’avait jamais transigé sur le principe qu’ il incarnait, alors qu’en ce qui le concernait, Napoléon avait solennellement renoncé au trône pour lui et ses héritiers, le 6 avril 181433. 24. Il y avait de toute façon, dans l’attitude de l™Empereur, une autre motivation qui consistait à présenter l’Acte additionnel comme un moyen de cohésion nationale en cas de conflit. En effet, le texte constitutionnel ne devait pas seulement servir à inst aurer un régime libéral, conforme aux vœux et aux besoins des Fr ançais, mais également s’imposer comme une arme défensive, comme un instrument capable d’assurer à la fois la garantie des libertés et l’efficacité gouvernementale, afin de sauvegarder la force de l’Etat et l’indépendance du peuple français vis-à- vis de l’étranger. Le rattachement aux c onstitutions impériales était donc, aux yeux de l’Empereur, un procédé i ndispensable de consolidation des institutions, d’autant plus indispens able que, dans le cas contraire, il faudrait considérer les inst itutions politiques, adminis tratives et judiciaires mises sur pied entre 1800 et 1812 co mme abrogées, ce qui obligeait de prendre des mesures pour les remplace r ; pour ce faire, il aurait fallu disposer de suffisamment de temps, ce que l’imminence de la guerre contre les alliés ne permettait justement pas 34. 25. Benjamin Constant se rendit, non sans réticences, à l’argumentation de Napoléon ; il estima finalement qu’il était préférable de céder sur un point, qu’il jugea d’abord de pure forme, plutôt que de risquer de compromettre les avancées libérales obt enues jusqu’alors. Il consentit en l’occurrence à rédiger, sous l’insp iration de Napoléon, un préambule qui établissait la parenté de l’Acte additionnel avec les textes constitutionnels de l’Empire, faisant du nouveau texte un prolongement et un perfectionnement des actes antérieurs. Il reconnut cependant par la suite qu’il avait sous-estimé l’effet négatif de ce rapprochement auprès de l’opinion et regretta de ne pas s’être opposé avec plus d’opiniâtreté à Napoléon35. 26. Une autre question divisa fortement les deux principaux auteurs de la Constitution : l’existence d’une pairie héréditaire. Constant la défendait car il y voyait une barrière supplément aire à l’autorité toute puissante d’un seul homme. De plus, il pensait à l’époque qu’une aristocratie forte, à l’image de l’Angleterre, constituait le meilleur soutien possible de la monarchie, en ne laissant pas le roi démuni face à une population livrée à elle-même. Le caractère à la fois héréditaire et illimité de la pairie devait permettre, selon le théorici en libéral, d’assurer une véritable 33 Voir E. Biré, L’année 1817, Paris, H. Champion, 1895, pp. 13-14. 34 V. Le Gallo, op. cit ., pp. 213-214 ; v. aussi Constant, Mémoires sur les Cent-Jours , op. cit., p. 141. 35 Ibid., pp. 142-143 ; L. Radiguet, op. cit., pp. 155-156.

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